LA MOUSTACHE

C'est le pitch le plus original de l'année : un homme se rase la moustache, mais personne ne le remarque. Postulat invraisemblable et intrigant, qui peut mener vers des routes diamétralement opposées : la comédie burlesque, le trip métaphysique, le drame lynchien... Mais le romancier Emmanuel Carrère, qui adapte ici son propre roman (qui date de 1986), a la bonne idée de ne pas choisir. Ça commence donc comme une bonne blague : Vincent Lindon, digne de Buster Keaton, fait le clown et se contorsionne pour préserver la "surprise" de sa brusque déforestation. Puis, devant l'indifférence générale, le petit tas de poils se mue en obsession. Pour ne plus lâcher ni le héros, ni le spectateur. Tous deux naviguent dans l'atmosphère irrespirable de ce grand appartement parisien, à la recherche d'une vérité qui leur échappe. On a le cul entre un nombre incalculable de chaises, mais pour une fois, c'est diablement agréable. Pour son premier long de fiction (après le très bon doc Retour à Kotelnitch), Carrère s'avère être un réalisateur élégant doublé d'un formidable directeur d'acteurs. Emmanuelle Devos et Vincent Lindon excellent dans le rôle de ce couple pris dans une drôle de descente aux enfers. On pourra légitimement se sentir frustré par le film qui, tout comme l'excellent livre, ne va pas aussi loin qu'on pouvait espérer. On pourra aussi pester contre le changement de la fin, tellement scorsesienne dans le roman (une copie quasi-conforme de son court The big shave, en fait), et plus mesurée dans le film. Détails qui n'éclipsent en aucun cas l'ambiance trouble et le malaise insidieux provoqués par La moustache.
La moustache ne signe pas pour autant le grand retour du fantastique français. Mais c'est un premier pas, qu'il faudra confirmer.
6/10